"Le potager me permet d'entrer dans l'intimité d'une société, voir comment elle fonctionne, comprendre ses aspirations, ses frustrations. Regardez le Potager du Roi à Versailles, situé à bonne distance de l'Orangerie, c'est un résumé de la France et des productions du Royaume sous l'Ancien Régime!". Le chercheur français Florent Quellier pratique l' "Histoire totale". Après une thèse sur "Des fruits et des hommes" (Presses Universitaires de Rennes; 2003), il traverse les XVII e et XVIII e siècles de l'alimentation ("Gourmandise. Histoire d'un péché capital", Armand Colin 2010); et ceux du potager ("Histoire du jardin potager", Armand Colin, 2012) sous toutes les facettes: sociales, politiques, philosophiques, religieuses...
"J'ai plaisir à pratiquer l'histoire avec une approche culturelle, sociologique et anthropologique", précise-t-il lors d'un entretien, prélude à une visite-conférence au château de Prangins. Au pas de course, voici ce que je retiens de ses écrits et dires. L'histoire du jardin potager est avant tout marquée par l'acclimatation, la sélection, l'expérimentation. Tout cela dans un lieu clos; il faut marquer la limite entre le sauvage et le civilisé. C'est d'ailleurs ce qui lui donne son nom: du francique gart, gardo (clôture), du gallo-roman hortus gardinus et de l'indo-européen ghorto (enceinte). Quelle protection? Au Moyen Age, outre la simple haie, vive ou morte, on recourt au plessis, voire au clayonnage, en croisant, tordant et nouant des branchages jusqu'à fournir une densité impénétrable. On craint les bêtes, tant sauvages que domestiques, celles des éleveurs et des chasseurs; si ce ne sont les maraudeurs et les pilleurs. Plus tard, le mur de pierre ou de brique améliore les affres du climat et permet la technique de l'arbre conduit en espalier; noble technique qui prend son essor au début du XVII e siècle. Murs et palissage signent un certain niveau de richesse et de notabilité. Par acclimatation, on n'entend pas seulement la culture de l'africaine pastèque, l'asiatique estragon et l'américain piment ("corail des jardins"), mais aussi les essais en couche avec les melons et en serre avec les ananas. La sélection passe par un choix des mutations et une maîtrise des hybridations. Ainsi, un fraisier nouveau ramené du Chili par un certain Frezier (vraiment!), hybridé à Versailles par Duschesne qui constate l'apparition "d'accidents qui font varier certains individus". Enfin, l'expérimentation qui transforme le jardin en laboratoire: essais de forçage à contre saison, essais de modes de multiplication, d'adaptation... De la sorte se dégage, au pinacle de la noblesse, la supériorité du "moderne". Son jardin devient un véritable "Cabinet de curiosités en plein air" (notion inédite de Florent Quellier), riche de collections et de spécialisations. Mais attention, pour maintenir ce bon niveau d'aristocratie, le potager doit encore rester productif et délectable, utile et plaisant.